Tuur Demeester
Rédacteur en chef http://AdamantResearch.com.
Membre du C.A. de Texas Bitcoin Foundation,
Rédacteur des Satoshi Papers, conseiller Blockstream.
Festina Lente — Hâte-toi lentement
Publié en 2019
Traduction :
Romain Rouphaël
Co-fondateur LN-Markets
Ce texte est la traduction française du rapport d’Adamant Research de Tuur Demeester, accessible ici dans sa version originale.
Podcast - 1ère Partie
INTRODUCTION
À la fin du XVIe siècle, un groupe hétéroclite d’intellectuels et d’entrepreneurs rebelles a fondé un pays sur l’une des terres les moins désirables d’Europe – si souvent inondée qu’elle nécessitait des centaines de kilomètres de douves – tout en menant une guerre de quatre-vingts ans contre le plus grand empire du monde.
De cette lutte et de ce creuset d’idées sont nés les âges d’or néerlandais et britannique, des institutions économiques innovantes qui ont changé le monde, ainsi que l’une des expériences socio-économiques les plus réussies d’Amérique : la ville de New York : New York City.
Ce rapport défend la thèse selon laquelle l’émergence au 21e siècle du bitcoin, des crypto-monnaies, de l’internet et des millennials sont plus que de simples tendances ; ils annoncent une vague de changement qui présente une dynamique similaire à celle de la révolution des 16 et 17e siècles qui s’est déroulée en Europe.
Voici quelques-unes des conclusions de notre rapport :
- Le degré de tolérance à l’égard du Bitcoin va devenir une ligne de fracture politique majeure
- Les principaux moteurs du Bitcoin seront l’épargne, le crédit et la souscription
- La tenue de compte collaborative va devenir une norme du secteur
- L’industrie bancaire offshore pourrait devenir l’industrie bancaire Bitcoin
- L’offre de services autour de Bitcoin va se développer rapidement : obligations, rentes, crédit, assurance
- Les Initial Exchange Offerings (IEOs) devraient se maintenir et croître en volume
- Les épargnants en bitcoins pourraient accélérer une révolution dans l’histoire de la pensée
1. LE PASSÉ COMME CLÉ DE COMPRÉHENSION DU PRÉSENT — NOTE SUR LA MÉTHODOLOGIE
En tant qu’investisseur et analyste, je cherche à identifier des tendances socio-culturelles et à prédire leur évolution. Je lis, je compile et je partage. Je sépare le signal du bruit en écoutant des experts que j’estime intègres. Et pourtant, un défi majeur subsiste : ce n’est bien souvent que rétrospectivement que les tendances séculaires deviennent identifiables.
Il me semble que la solution réside dans l’identification de parallèles historiques. Afin de réduire le risque de rester aveugle aux tendances contemporaines, j’étudie l’Histoire au sens large. Quand je lis des ouvrages historiques, je suis en permanence à la recherche de parallèles et de symétries avec les tendances actuelles. Ce faisant, j’essaie de percer à jour de nouvelles dynamiques que je n’avais pas envisagé précédemment, afin de formuler de nouvelles hypothèses causales. Je pense que cela me permet d’améliorer ma capacité à attribuer des probabilités à certains événements, ce qui me permet d’avoir une réflexion stratégique plus rationnelle sur mes investissements et actions entrepreneuriales.
J’ai par le passé dressé des parallèles entre Bitcoin et les débuts de l’industrie pétrolière, la guerre des moteurs de recherche, le marché des noms de domaine, la croissance des réseaux peer-to-peer et les protocoles internet. Sans arriver à me défaire du sentiment que ces parallèles n’arrivaient pas à englober l’ampleur des changements sociétaux dans lesquels Bitcoin joue un rôle de catalyseur. Jusqu’à ce que j’étudie l’ère de la Réforme Protestante et son impact sur le monde.
J’espère que vous prendrez autant de plaisir à lire ce rapport que j’en eu à l’écrire.
Sincèrement,
Tuur Demeester
« Pour prévoir l’avenir, il faut connaître le passé, car les événements de ce monde ont en tout temps des liens aux temps qui les ont précédés. Créés par les hommes animés des mêmes passions, ces événements doivent nécessairement conduire aux mêmes résultats. »
– Nicolas Machiavel, 1517
2. QUATRE CONDITIONS PRÉALABLES À LA RÉFORME
Nous pensons que quatre conditions ont permis la Réforme Protestante, et nous pensons que ces quatre conditions préalables sont aujourd’hui réunies : un status quo douloureux incarné par un fournisseur de services monopolistique, une révolution technologique catalyseur de changement, une nouvelle classe économique et une stratégie crédible de défense et de repli pour les rebelles.
1. UN FOURNISSEUR DE SERVICES MONOPOLISTIQUE EN RECHERCHE DE RENTE
Détails de «La lutte entre le carnaval et le Carême» de Pieter Bruegel, 1559. L’allégorie de Bruegel illustre le conflit du siècle, avec à gauche les rebelles aux indulgences et à droite l’église catholique affaiblie.
L’article de 2002 intitulé “Une Analyse Économique de la Réforme Protestante” défend la thèse selon laquelle l’Église Catholique était un fournisseur de services spirituels monopolistique, et que le contrôle qu’avaient les autorités religieuses sur des pans entiers du système légal leur conférait une puissance suffisante pour exclure tout rival¹.
Pendant des siècles, l’Église Catholique a exercé la haute fonction de gardien : elle contrôlait les clés du paradis par la rédemption des péchés, généralement fournie par les prêtres. Les auteurs de l’article affirment que “si le monopole religieux abuse de sa position dominante, il s’expose à deux écueils: (a) le peuple peut choisir d’autres fournisseurs de services religieux, et (b) les autorités civiles peuvent chercher un autre prestataire de services légaux”. Et c’est effectivement ce qui s’est déroulé avec la Réforme.
« Les prélèvements temporaires sont devenus permanents et beaucoup de nouveaux impôts ont été imposés aux membres d’Église les plus riches. Des documents de l’Église […] révèlent que les fils et les petits-fils d’hérétiques devaient payer pour les péchés de leur père […], l’âme des parents décédés pouvait être extirpée du purgatoire moyennant des frais. »
– Le marché du christianisme, p. 117
De nos jours, le fournisseur de services monopolistique dont la recherche de rente est remise en cause est le système monétaire et financier international (SMFI)². Depuis les accords de Bretton Woods de 1944, le dollar américain a acquis « l’exorbitant privilège » de devenir la devise de réserve mondiale.
Comme l’Église Catholique au XVIe siècle, le contrôle exercé par les autorités financières sur des pans entier du système légal leur confère la puissance suffisante pour exclure tout rival. Par ailleurs, le système bancaire fondé sur des monnaies fiduciaires joue un rôle de gardien en contrôlant les clés de l’épargne et de la retraite des citoyens du monde.
Dans l’environnement actuel d’assouplissement quantitatif, de taux d’intérêt négatifs, et de guerre des monnaies, le monopole bancaire abuse effectivement de sa position dominante (les clients paient un impôt sous forme d’inflation). Le monopole bancaire s’expose donc à deux écueils : (a) le peuple peut choisir d’autres fournisseurs de services bancaires, et (b) les autorités civiles peuvent chercher d’autres fournisseurs de services bancaires et financiers — en d’autres termes, avec une adoption plus grande, on pourrait voir des entités politiques reconnaître Bitcoin comme une monnaie à part entière à toutes fins légales.
2. UNE RÉVOLUTION TECHNOLOGIQUE : CATALYSEUR DE CHANGEMENT
Dans l’Europe du XVe siècle, « le prix brut des livres a diminué de 2,4% par an pendant plus de cent ans», tandis que la part des cours universitaires sur des sujets scientifiques est passée de 25% à 40%. (Dittmar & Seabold)
Au XVIe siècle, plusieurs inventions qui ont changé le monde ont connu une adoption significative : l’imprimerie³ a réduit le coût d’un livre d’un an de travail au prix d’un poulet, la comptabilité à double entrée⁴ a accéléré le commerce international, les améliorations apportées à la boussole et au sablier⁵ ont permis aux navigateurs de retrouver leur chemin du retour depuis des territoires non cartographiés, débloquant ainsi l’exploration à l’échelle mondiale, et l’essor de la recherche scientifique⁶ a conduit à l’avancement de nouvelles inventions.
Le prix d’une connexion Internet à 1 mégabit / s a chuté de 99% en 20 ans, passant de près de 100 000 USD à moins de 10 USD (Business Communications Review, 2002)
À la fin du XXe et au début du XXIe siècle, plusieurs inventions ont permis une révolution numérique : les télécommunications et l’email permettent de travailler à distance, la marchandisation du calcul et du stockage de données a réduit massivement les coûts d’infrastructure des start-ups, les logiciels open source ont donné aux entrepreneurs des outils robustes et gratuits, la cryptographie ouvre la voie à une série de technologies défensives pour des solutions de sécurité sans autorisation, et les réseaux sociaux permettent la diffusion rapide et non bureaucratique de l’information.
3. UNE NOUVELLE CLASSE ÉCONOMIQUE AVEC UNE CAUSE À DÉFENDRE
Au cours des XVIe et XVIIe siècles le commerce maritime pan-européen n’a cessé de croître⁷. S’écoulant de la Suisse à la Manche britannique, le Rhin forme une artère majeure du commerce, et les villes des Pays-Bas situées à son embouchure en ont naturellement bénéficié. Le transport maritime intercontinental a également pris son essor, principalement par le commerce des épices entre Asie et Europe.
Le volume croissant des échanges a amplifié l’impact de l’innovation technologique, et les villes portuaires dotées d’un état de droit ont vu se développer des industries spécialisées comme la peinture, la production de tissus, l’impression de livres, l’armement, la tapisserie, l’éducation et la médecine.
Les entrepreneurs à la tête de ces industries spécialisées pouvaient ainsi tisser des relations commerciales à travers toute l’Europe. En raison de l’intensification des échanges, de l’innovation technologique, et de la spécialisation poussée, la richesse globale s’est accrue et la contribution relative de l’agriculture à l’économie a baissé, ce qui a affaibli les riches propriétaires terriens et l’Église au profit d’une nouvelle classe de marchands.
« Généralement, ceux d’Anvers sont des marchands splendides et très riches, […] désireux d’imiter les étrangers […] audacieux et capables de commercer n’importe où dans le monde. »
– Guiccuardini, 1612
Aujourd’hui, les systèmes de classe occidentaux sont moins définis. Cependant, nous pensons que certaines parties de la population ont beaucoup plus d’appétit pour le changement que d’autres. La génération « millennial » fait preuve en particulier d’un scepticisme certain pour la finance traditionnelle, et adopte avec enthousiasme l’innovation numérique. Une étude menée en 2016 par Facebook a révélé que seulement 8% des millennials “font confiance aux institutions financières” et que 45% sont “prêts à choisir une alternative meilleure si elle se présente”⁸.
En outre, un sondage du Transamerica Center for Retirement Services suggère que 76% des millennials estiment que leur génération “rencontrera beaucoup plus de difficultés a bénéficier des mécanismes de protection sociale” que la génération de leur parents, et 79% craignent que “la sécurité sociale n’existera plus au moment de [leur] retraite”⁹. En plus d’être la plus investie dans l’économie Bitcoin¹⁰, la génération millennial dans son ensemble devait contrôler la majeure partie du revenu disponible d’ici 2029¹¹.
« La nouvelle date limite de 1996 [année de naissance] permettant de définir les Millennials est importante car elle indique une génération assez âgée pour avoir vécu et assimilé le 11 septembre, tout en ayant eu à traverser la récession de 2008 en tant que jeunes adultes. »
– Pew Research, 2018
4. UNE STRATÉGIE CRÉDIBLE DE DÉFENSE ET DE REPLI
Relief de Leyden, 1574 (détail). Briser les digues pour inonder la campagne a provoqué des dégâts énormes, mais l’inondation a affaibli l’armée espagnole et a permis à la flottille hollandaise d’atteindre la ville.
Même fort d’une économie supérieure et d’une fortune importante, un citoyen sera beaucoup moins tenté de s’opposer à un statu quo dominateur s’il ne dispose pas par ailleurs de stratégies crédibles de défense et de repli.
Ce n’est pas un hasard si la révolte Hollandaise a duré 80 ans — plus que tout autre soulèvement de l’Histoire Européenne moderne. Les “mendiants de la mer” étaient les maîtres incontestés de l’eau. En 1573, les Hollandais se sont défendus avec succès lors du siège d’Alkmaar en inondant les champs environnants. Ils ont également détruit une ligne de ravitaillement espagnole critique en ayant recours à une inondation. Un an plus tard, cette même tactique sauva la ville universitaire de Leiden d’une nouvelle attaque espagnole.
Le noyau occidental de la république néerlandaise était protégé par une “ligne de flottaison” : un chapelet de villages fortifiés suffisamment proches pour permettre une communication optique et dont les terres environnantes pouvaient être inondées en quelques heures. Et grâce à l’accès facile à la mer du Nord et à une flotte importante, il y avait toujours la possibilité d’émigrer vers les îles Britanniques ou, à l’approche du XVIIe siècle, de s’aventurer vers le Nouveau Monde.
« Si la conquête des autres villes prend autant de temps que celles que nous avons déjà soumises, il n’y a pas suffisamment de temps ou d’argent dans le monde pour maîtriser les 24 villes qui se rebellent en Hollande. »
– Commandant espagnol Don Luis De Requesens, 1574
Au XXIe siècle, la technologie défensive dont disposent tous ceux qui remettent en cause le status quo est la cryptographie — qui permet de protéger la vie privée et les biens contre les saisies¹². Aujourd’hui, le chiffrement est très largement utilisé. Par exemple, l’utilisation d’HTTPS sur le web est passée de 13% en 2014 à 77% en 2018¹³.
Toutefois, le chiffrement est inefficace pour protéger la confidentialité si le prestataire de service possède une backdoor, ou porte dérobée. On observe donc un intérêt accru pour l’auto-souveraineté numérique, avec des millennials qui adoptent Bitcoin, et s’intéressent à des projets comme VPN, Blockstack, les réseau maillés wifi ¹⁴, Tor, Signal, Purism, U2F, PGP, etc.
« La cryptologie représente l’avenir de la vie privée et, par voie de conséquence, l’avenir de la monnaie et l’avenir de la banque et de la finance. […] Ayant le choix entre un système monétaire qui laisse une trace électronique détaillée de toutes les activités financières et un système parallèle qui garantit l’anonymat et la confidentialité, les utilisateurs opteront pour cette seconde option. De surcroît, ils exigeront cette seconde option […] »
– Orlin Grabbe, 1995
DOCTRINES D’ALORS ET D’AUJOURD’HUI
Christ et la bergerie, 1524, Nuremberg. Cette gravure sur bois populaire représente le Christ accueillant les croyants par la foi seule, tandis que l’Église Catholique est montrée pillant la bergerie et tirant profit des indulgences.
On peut faire un parallèle intuitif entre la Réforme Protestante et la situation actuelle à travers les doctrines qu’elles véhiculent, qui reflètent l’essence même de la rébellion — dans les deux cas des appels à l’unité et à la conviction.
Au XVIe siècle, la doctrine principale de la Réforme luthérienne a été résumée par les mots Sola Fide qui en latin signifient “par la foi seule”. Cette phrase résume l’idée selon laquelle les croyants n’ont plus besoin de passer par l’intermédiaire d’un prêtre pour gagner leur salut. La foi et la dévotion des croyants leur suffit. Un autre principe de la Réforme tenait dans les mots Sola Scriptura, “par l’écriture seule”, qui renvoie au rejet de toute forme d’autorité infaillible autre que la Bible.
Aujourd’hui, il existe de nombreux “cris de ralliement” dans la communauté Bitcoin, que l’on a tendance à réduire au statut de memes. Cependant, selon nous, ils sont l’expression d’une essence rebelle peut-être annonciatrice d’une Réforme moderne. Le premier est Vires in Numeris¹⁵ qui signifie littéralement “la force dans les nombres”. Tyler Winklevoss a résumé l’esprit de cette devise dans cette phrase souvent citée : “Nous avons fait le choix de placer notre argent et notre foi dans un cadre mathématique exempt de toute politique et d’erreur humaine”¹⁶.
Une autre devise utilisée par les bitcoiners est Don’t Trust, Verify. Cette phrase circule depuis les années 1990¹⁷ et provient sans doute d’une déformation des paroles de Ronald Reagan “trust, but verify”¹⁸. Elle exhorte les utilisateurs à vérifier de façon indépendante l’intégrité d’un nouveau logiciel open source, et dans le cas du Bitcoin, à vérifier la validité des transactions enregistrées dans la blockchain.
Le mot HODL provient quant à lui d’un post de forum datant de 2013, et renvoie maintenant à l’engagement à un acte d’auto-souveraineté consistant à conserver sa réserve de bitcoin, quelle que soit la volatilité de son cours¹⁹. Enfin, il y a le mantra Not Your Keys, Not Your Bitcoin, qui exprime une défiance envers les dépositaires tiers²⁰.
« L’idée d’une monnaie indépendante, plutôt que de simples systèmes de paiements plus privés ou plus résistants à la censure adaptés aux monnaies existantes, n’existait ni chez les cypherpunks ni chez les cryptographes universitaires, jusqu’à ce que les futuristes libertariens ne l’introduisent. »
– Nick Szabo, 2019