Saifedean Ammous
Économiste, auteur du livre l’Étalon Bitcoin
Auteur du résumé (paru ici le 22/08/2022) :
Philippe Herlin
Économiste, auteur de Bitcoin : comprendre et investir
Dans cet article en deux parties, nous présentons un résumé des deux ouvrages de Saifedean Ammous. Cet Américain d’origine libanaise, Docteur de l’université de Columbia en 2011, s’est imposé comme le théoricien le plus convaincant pour comprendre la spécificité du bitcoin. Nous voyons dans cet article son premier livre, L’étalon Bitcoin, avant de voir dans le prochain L’étalon fiat.
Le livre de référence sur le bitcoin
Il est considéré comme le livre le plus important sur le bitcoin dans le monde, il s’agit de L’étalon Bitcoin de Saifedean Ammous (The Bitcoin Standard en anglais). Publié en 2018, il a été traduit dans une vingtaine de langues, il est sorti en France en 2019 chez Dicoland. Ce livre de 300 pages se révèle très dense et très riche sur l’histoire de la monnaie, des premiers coquillages jusqu’à aujourd’hui. Nous retiendrons dans les lignes qui suivent les analyses concernant directement le bitcoin, mais tout lecteur intéressé par les questions monétaires en général devra en faire l’acquisition.
Le rapport stock/flux : monnaies dures/monnaies faibles
Saifedean Ammous l’annonce dès le début, il inscrit clairement ses pas dans ceux de l’école autrichienne (Böhm-Bawerk, Mises, Hayek, Rothbard), et plus précisément il part du concept de rapport stock/flux.
Rappelons rapidement ce que signifie ce rapport stock/flux. Il a été forgé pour comprendre la spécificité de l’or comme support monétaire. Mesurer les évolutions de l’offre et de la demande pour l’or est bien sûr important pour appréhender les variations de son cours, mais il s’agit d’un point de vue partiel. En effet, la principale fonction de l’or est la thésaurisation, c’est là sa vraie « demande », peut-on dire, il importe donc de s’intéresser au stock total. Il faut donc plutôt voir à quel rythme ce stock est renouvelé, c’est l’objet du rapport stock/flux. Et l’or présente un rapport stock/flux très élevé puisque nous avons un stock mesuré à 185.000 tonnes, et un flux (l’or extrait des mines tous les ans) de 3000 tonnes environ, ce qui donne un rapport de 185.000/3000 = 62.
Pour Antal Fekete, l’un des grands économistes spécialistes de l’or dans le monde, c’est précisément la raison pour laquelle l’or est universellement accepté comme monnaie. Au-delà de ses qualités propres (rare, durable, facile à reconnaître, etc.), « la raison ultime réside dans le ratio entrées-sorties et comparé aux autres métaux. Le ratio stocks-flux de l’or est très élevé, autour de 60, ce qui signifie qu’à ce rythme de production, il faudrait soixante ans, ou deux générations, pour remplacer les stocks actuels. Par exemple, dans le cas du cuivre, il est de 1/4, ce qui signifie que si la production de cuivre est stoppée, il faudrait attendre seulement trois mois de consommation avant que les stocks retombent à zéro. Le monde refuse d’avoir plus de cuivre en stock, sinon cela ferait chuter son cours et aussi son utilité marginale.» (Antal Fekete, Le Retour au standard or, Le Jardin des livres, 2011, p. 74)
Saifedean Ammous reprend le terme, issu de l’école autrichienne, de « monnaie dure » pour qualifier l’or, parce qu’une augmentation de son prix ne fait pas augmenter, ou très peu, sa production, car il est difficile à trouver et coûteux à extraire, ce qui en garantit la valeur. Alors que face à une hausse du prix du cuivre, les producteurs peuvent aisément en augmenter la production, ce qui en fait chuter le prix. Les monnaies en cuivre (au Moyen âge) étaient donc des « monnaies faibles », touchées par l’érosion monétaire, l’inflation, elles servaient juste à l’échange et jamais à la thésaurisation. Les monnaies papier d’aujourd’hui, que ce soit le dollar, l’euro, le yen ou le yuan, sont des monnaies faibles, très faibles, puisque leur prix de production est nul, ce ne sont plus que des lignes de code informatique sur les ordinateurs des banques centrales…
Quel est ce rapport stock/flux pour le bitcoin ? Avant le précédent halving, celui de mai 2020, 12,5 bitcoins étaient créés toutes les 10 minutes (la récompense pour les mineurs), soit 1800 par jour (24 heures fois 6 fois 12,5), et donc 657.000 par an (1800 fois 365). Ce qui nous fait un ratio de 18.000.000/657.000 = 27.
Mais ce ratio a précisément changé au début en mai 2020 puisque le halving a fait passer la récompense de 12,5 à 6,25 BTC. Le flux va se tarir, il va être divisé par deux (900 bitcoins créés par jour au lieu de 1800), le ratio passera d’un coup à 52. À ce niveau, il sera très proche de celui de l’or !
Un rapport stock/flux élevé signifie que l’actif va être utilisé comme une réserve de valeur, son prix est insensible au niveau de production. Si le prix de l’or double, il est extrêmement difficile de doubler sa production, et c’est impossible pour le bitcoin, dont le nombre croît progressivement suivant un algorithme, pour plafonner ensuite à 21 millions d’unités.
De l’étalon-or à la naissance du bitcoin
L’étalon-or a connu son apogée, et son application stricte, durant le XIXe siècle en Europe et aux États-Unis, jusqu’à sa suspension en 1914, au début de la Première Guerre mondiale. Cette période a correspondu à la plus forte croissance économique qu’ait connu l’humanité, et à la plupart des grandes découvertes scientifiques, le XXe siècle n’en faisant essentiellement que des améliorations, Ammous insiste bien sur ce point (même l’ordinateur fut inventé par Charles Babbage et Ada Lovelace en 1834 !). Ensuite l’étalon-or revient dans l’entre-deux-guerres mais de façon déséquilibrée, notamment parce que les gouvernements refusent de tenir compte de l’inflation causée par la guerre et maintiennent les taux (devise/or) d’avant-guerre, ce qui provoque des crises. Après la Deuxième Guerre mondiale, les accords de Bretton Woods mettent au point un système bancal, qui s’appuie à la fois sur l’or et sur le dollar, « aussi bon que l’or » en théorie, mais le déficit budgétaire américain conduit Richard Nixon à y mettre fin le 15 août 1971 en suspendant la convertibilité entre l’or et le dollar. Depuis nous sommes dans l’ère des monnaies papier, ou fiat.
L’étalon-or a échoué, explique Ammous, parce que l’or est difficilement transportable, ou alors de façon coûteuse, il était donc plus intéressant de le stoker dans des banques et que celles-ci émettent des lettres de change et des billets. Le problème c’est que quand l’or fut suffisamment centralisé… les États ont pu mettre la main dessus, comme il l’explique : « D’une manière tragique, c’est parce que l’or était centralisé qu’il a pu résoudre les problèmes de cessibilité à différentes échelles ainsi que dans l’espace et le temps. Mais alors il est devenu la proie du problème majeur des monnaies dures, mis en relief par les économistes du XXe siècle : la souveraineté des individus sur la monnaie et leur résistance au contrôle étatique centralisé. » (p. 37)
Les États, eux, préfèrent une monnaie à leur main, qu’ils peuvent fabriquer et distribuer afin de plaire au plus grand nombre : « La monnaie facile autorise les États à acheter l’allégeance et la popularité en dépensant pour satisfaire les désirs du peuple sans avoir à lui présenter la note. L’État augmente tout simplement l’offre de monnaie pour financer les idées farfelues, et le vrai coût de ces initiatives est ressenti par la population seulement quelques années plus tard quand l’inflation de l’offre monétaire entraîne les prix à la hausse. » (p. 157)
Friedrich Hayek avait compris le problème, et il a suggéré la solution : « Je ne crois pas que nous aurons à nouveau une bonne monnaie avant que nous ne reprenions la chose des mains du gouvernement. » (p. 77) C’est ce que réalisera le bitcoin.
Bitcoin, la monnaie la plus dure jamais inventée
Le fondateur du bitcoin, Satoshi Nakamoto, a placé ses pas dans ceux de l’école autrichienne et de sa défense d’une « monnaie dure ». Comme l’explique Ammous : « En plaçant un plafond dur au-dessus de l’offre totale de bitcoins [21 millions d’unités, pas plus], Nakamoto était clairement peu convaincu par les arguments des manuels standards d’économie et plus influencé par l’école autrichienne qui soutient que la quantité de monnaie, en elle-même, est non pertinente, que n’importe quelle taille est suffisante pour générer une économie de n’importe quelle taille parce que les unités d’une devise sont divisibles à l’infini et parce que seul le pouvoir d’achat d’une monnaie en biens réels et en services, et non en masse, compte. » (p. 148)
La quantité de monnaie en circulation dans l’économie ne doit pas augmenter au même rythme que la croissance du PIB, comme le pensent les monétaristes (Milton Friedman), encore moins plus vite, comme le souhaitent les keynésiens, elle doit être fixe, comme l’affirment les économistes autrichiens. Dans ce cas les prix des biens baissent sous l’effet de la concurrence et du progrès technique, comme on l’a vu dans les dernières décennies du XIXe siècle, mais cette déflation légère n’a rien d’inquiétant, au contraire, elle signifie un véritable accroissement du pouvoir d’achat.
Et le bitcoin, c’est encore mieux que l’or. Alors que l’on extrait encore régulièrement de l’or des mines, avec une stricte limitation à 21 millions, « Bitcoin est la monnaie la plus dure jamais inventée : l’accroissement de sa valeur ne peut tout simplement pas augmenter son offre ; il sert uniquement à rendre le réseau plus sûr et immunisé contre les attaques. » (p. 181) Les mineurs profitent de la hausse de son cours afin renforcer la sécurité du réseau, et c’est tout.
Comme le fait justement remarquer Ammous : « Si Bitcoin avait été doté d’une politique monétaire laxiste, comme un économiste keynésien ou monétariste l’aurait recommandé, il aurait vu sa masse monétaire croître en proportion du nombre d’utilisateurs ou de transactions, mais dans ce cas, il serait resté une expérience marginale partagée en ligne par des cryptographes passionnés. » (p. 193)
Pur réseau décentralisé, le bitcoin permet de libérer la monnaie de l’emprise de l’État : « La signification de cette invention est que pour la première fois depuis l’émergence de l’État moderne, les individus disposent d’une solution technique pour échapper au poids financer de leurs États. » (p. 210) C’est la liberté et l’autonomie que procure l’or qui deviennent à nouveau possibles.
Enfin, avantage déterminant par rapport à l’or, il n’y a pas de problème de transport puisqu’il s’agit d’un bien numérique, le bitcoin échappera donc à ce qui a compromis l’étalon-or, la centralisation, puis le contrôle étatique.
Les avantages d’une monnaie dure
Commençons par présenter un concept qu’utilise souvent Saifedean Ammous, la préférence temporelle : c’est le ratio de la valorisation du présent par rapport au futur par les individus. S’il est élevé, nous privilégions nettement le présent par rapport au futur, et inversement s’il est bas, nous nous projetons dans l’avenir. Il s’agit d’une notion quasiment anthropologique :
« Notre préférence temporelle plus réduite nous permet de freiner nos instincts basiques et animaliers, de penser à ce qui est meilleur pour notre futur et agir rationnellement plutôt qu’impulsivement. » (p. 80)
Comme l’explique Ammous : « L’importance d’une monnaie dure s’explique par trois raisons :
– En premier, elle protège la valeur à travers le temps, ce qui laisse aux individus la liberté de penser leur avenir et réduit leur préférence temporelle. La réduction de la préférence temporelle est ce qui initie le processus de civilisation humaine et permet aux humains de coopérer, prospérer et vivre en paix.
– En second, la monnaie dure offre au commerce une unité stable de compte facilitant l’extension des marchés, hors de tout contrôle et coercition des États. Et avec la liberté du commerce viennent la paix et la prospérité.
– Enfin, une monnaie dure est une condition essentielle de la libération des individus de toute forme de despotisme et de répression car la capacité d’un État coercitif à frapper monnaie peut lui accorder des pouvoirs indus sur ses sujets, un pouvoir qui, par nature, projette les moins méritants et les plus immoraux à sa tête. » (p. 79)
On le voit, plus que d’économie, il s’agit d’un choix de civilisation, et c’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Saifedean Ammous de poser aussi le problème à ce niveau. Et cette dureté va augmenter comparativement aux monnaies papier dont les planches à billets sont relancées comme jamais on ne l’a vu dans l’après-guerre suite à la crise du coronavirus.
Ainsi, Bitcoin est « la meilleure réserve de valeur jamais inventée. Pour le dire autrement, Bitcoin est le moyen le moins cher d’acheter le futur parce qu’il est le seul médium garanti contre l’érosion qu’elle que soit la hausse de sa valeur. » (p. 208)
La formule frappe – « le moyen le moins cher d’acheter le futur » – mais elle montre toute la force que possèdent les monnaies dures. D’ailleurs, Ammous suggère que l’étalon-or a facilité la colonisation par l’Europe de larges portions du monde au XIXe siècle, notamment de la Chine et de l’Inde qui utilisaient des monnaies basées sur l’argent-métal, une monnaie faible qui perd de sa valeur au cours du temps par rapport à l’or.
Ammous l’affirme, « L’histoire montre que vous ne pouvez pas vous isoler de ceux qui détiennent une monnaie plus dure que la vôtre. » (p. 37), mais il n’en tire pas explicitement la conclusion à propos du bitcoin, ou alors il nous laisse la deviner : ceux qui commercent, travaillent, épargnent en bitcoins prendront un avantage régulier et décisif par rapport à ceux qui usent des monnaies fiat, ces derniers seront « colonisés » eux aussi…