Saifedean Ammous, Économiste,
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Auteur de l’Étalon Fiat et de l’Étalon Bitcoin
Ce texte est extrait de L’Étalon-Fiat, ouvrage désormais très populaire parmi les bitcoiners (disponible notamment ici) et suite logique du best-seller mondial L’Étalon-Bitcoin.
Ouvrage original : Saifedean Ammous, The Fiat Standard: The debt slavery alternative to human civilization
Traduction : Gary Sablon, Catherine Charbonneau, Henry J.K.I. Young, Edouard Gallego, Morgan Taglang, Laurent Waisman, David St-Onge, Konsensus Network.
NB: Les médias présentés sur cette page ne figurent pas dans le texte original.
terres agricoles fiat
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le fait d’attribuer moins de valeur à notre avenir, tel que le système monétaire fiat l’encourage, ne se reflète pas seulement dans l’endettement excessif des marchés financiers. Il est partout où les gens peuvent sacrifier l’avenir contre le présent, notamment dans l’environnement naturel et les sols.
Au fur et à mesure que la préférence temporelle des individus augmente et qu’ils commencent à négliger l’avenir, ils sont moins susceptibles de valoriser le maintien d’un état futur sain pour leur environnement naturel et leur sol. Considérez l’effet que cela aurait sur les agriculteurs : plus la préférence temporelle d’un agriculteur est élevée, plus il négligera la santé future de son sol, et plus il sera susceptible de maximiser ses profits à court terme. En effet, c’est exactement ce que nous constatons avec l’épuisement des sols jusqu’aux années 1930, époque à laquelle Price écrivait.
Omoide Poroporo (Takahata, 1991). Superbe film qui aborde entre autre le fragile équilibre que l’homme a tissé avec la nature. Une agriculture affinée au fil des générations, bâtie selon une vision sur le long-terme qui veille à préserver, régénérer le capital que représente le sol, la génétique du vivant… par opposition aux pratiques court-termistes poussées à exploiter ce capital dans un mouvement de quasi prédation. Une dérive qui s’explique en partie par la nécessité de dégager sans cesse des gains de productivité et surperformer une inflation imposée par des politiques monétaires qui tiennent de l’escroquerie.
L’introduction des méthodes modernes de production industrielle, grâce à l’utilisation de l’énergie des hydrocarbures, a permis à l’homme d’augmenter l’intensité de l’utilisation des terres et, par conséquent, le nombre de cultures sur une parcelle de sol donnée. On présente souvent l’augmentation de la productivité agricole comme l’une des grandes réussites du monde moderne, mais on passe largement sous silence le coût élevé qu’elle a imposé au sol. Il est très difficile de faire pousser des plantes sur la plupart des terres arables du monde aujourd’hui sans l’ajout d’engrais chimiques artificiels produits industriellement. Le contenu nutritionnel des aliments cultivés sur ces sols se dégrade régulièrement par rapport à ceux cultivés sur des sols riches.
Weston Price.
Nous avons totalement perturbé le microbiome intestinal de la planète, qui est le sol. Que vous vous intéressiez aux gaz à effet de serre, à la qualité de l’eau, ou à la qualité des aliments, peu importe : tout dépend de la façon dont nous gérons le sol. [Source]
L’étude de Price commence par une discussion sur la qualité des sols dans les sociétés modernes, dont il a constaté qu’elle se dégradait rapidement. Selon Price, la dégradation des terres agricoles entraîne de graves carences en nutriments dans les aliments. Price a publié son livre dans les années 1930, et il avait identifié les quelques décennies précédentes comme une période de déclin particulier de la teneur en nutriments des terres. Bien qu’il n’établisse pas explicitement de lien avec la monnaie fiat, ce développement est parfaitement cohérent avec l’analyse de la monnaie fiat et de la préférence temporelle abordée aux chapitres 5 et 7.
Le sol, étant l’actif productif d’où provient toute nourriture, est un capital. Et comme la monnaie fiat encourage la consommation de capital, elle encouragera la consommation des sols. Le moteur de l’agriculture industrielle a été alimenté par la consommation du capital productif : celui de l’environnement, à cause d’une préférence temporelle élevée. L’agriculture industrielle fortement labourée est un des exemples induits par une préférence temporelle élevée, comme l’ont bien compris les agriculteurs du monde entier, et comme l’explique bien le site Web du Service de conservation des ressources naturelles du ministère de l’Agriculture des États-Unis :
La charrue est un outil puissant de l’agriculture, si bien qu’elle a dégradé la productivité. Le labourage retourne le sol, le mélange à l’air et stimule la décomposition de la matière organique. La décomposition rapide de la matière organique libère un afflux de nutriments qui stimule la croissance des cultures. Mais au fil du temps, le labour diminue l’apport de matière organique du sol et les propriétés du sol qui y sont associées, notamment la capacité de rétention d’eau, la capacité de rétention des éléments nutritifs, la souplesse du sol, la résistance à l’érosion et la diversité de la communauté biologique.
Le travail d’Alan Savory sur le thème de l’épuisement des sols est très important ici. L’Institut Savory a travaillé sur la reforestation et la régénération des sols dans le monde entier avec un succès spectaculaire. Leur secret ? Lâcher un grand nombre d’animaux de pâturage sur des sols épuisés pour qu’ils broutent tous les arbustes qu’ils trouvent et les fertilisent avec leur fumier.
Les résultats, visibles sur leur site web, parlent d’eux-mêmes et illustrent clairement les arguments en faveur du maintien de la santé des sols par une gestion holistique du pâturage des grands mammifères. La production de cultures agricoles, en revanche, épuise rapidement le sol de ses nutriments vitaux, le rendant ainsi en friche et nécessitant un apport important d’engrais pour être productif. Cela explique pourquoi les sociétés préindustrielles du monde entier pratiquaient généralement une rotation des terres entre l’agriculture et le pâturage.
Après quelques années d’exploitation d’une parcelle dont le rendement commençait à décliner, la terre était abandonnée aux animaux de pâturage et les agriculteurs passaient à une autre parcelle. Après l’épuisement de celle-ci, les agriculteurs passaient à une autre parcelle, ou revenaient à la précédente si elle s’était rétablie. Le pâturage des bovins augmente la capacité du sol à absorber l’eau de pluie, ce qui lui permet de s’enrichir en matière organique. Après quelques années de pâturage, la terre est à nouveau prête à être cultivée.
S’étant rendu responsable – en tant que jeune chercheur biologiste – du sacrifice inutile de 40 000 éléphants pour tenter de juguler la désertification en Afrique, Allan Savory s’est alors juré de percer les véritables causes de ce phénomène. Le modèle auquel il aboutit à force d’observations bien qu’à premiere vue assez contre-intuitif, produit des résultats exceptionnels.
L’implication ici est très claire : les approches de gestion des terres fondées sur une faible préférence temporelle donneraient la priorité à la santé à long terme du sol, et impliqueraient donc la gestion des cultures couplée au pâturage des animaux. Avec une préférence temporelle élevée, en revanche, la priorité consiste à obtenir un gain immédiat en exploitant le sol au maximum, sans se soucier des conséquences à long terme.
La production de masse des cultures, et leur disponibilité accrue dans notre alimentation au XXe siècle, peut également être considérée comme une conséquence de la préférence temporelle croissante. L’approche de la faible préférence temporelle implique la production de beaucoup de viande, dont les marges bénéficiaires sont généralement faibles, tandis que l’approche de la préférence temporelle élevée favoriserait la production de masse de cultures végétales, qui peuvent être optimisées et mises à l’échelle grâce à l’introduction de méthodes industrielles, permettant des marges bénéficiaires importantes.
Lorsque l’industrialisation a introduit de puissantes machines pour labourer le sol, et que la monnaie fiat a réduit l’utilité de l’avenir, l’équilibre traditionnel entre culture et pâturage a été abandonné au profit d’une agriculture intensive qui épuise le sol très rapidement. Plutôt que de régénérer le sol naturellement avec le fumier du bétail, les engrais industriels sont répandus en quantités toujours plus grandes, souvent avec des conséquences indésirables dévastatrices. Par exemple, l’impact du ruissellement des engrais industriels dans le delta du fleuve Mississippi et dans le Golfe du Mexique est bien documenté. Les conglomérats alimentaires industriels à la recherche de profits rapides saturent les terres d’engrais chimiques, qui pénètrent à leur tour dans le fleuve Mississippi et tuent les poissons, provoquent la prolifération d’algues et rendent même l’eau impropre à la consommation humaine.
Cette vue satellite nous permet d’apprécier l’impact dans le golfe du Mississippi d’une agriculture nord-américaine engagée dans une spirale destructrice. Répondant à une logique court-termiste, la gestion extractive des sols favorise le ruissellement et la mise en suspension dans les cours d’eau de sédiments qui transportent jusqu’à la mer un cocktail toujours plus toxique de molécules issues de la pétrochimie. Les panaches turquoises qui bordent la cote sont constitués d’algues qui se nourrissent de ces nutriments, pompant l’oxygene dissout aux dépends des autres espèces marines.
L’agriculture industrielle permet aux agriculteurs d’extraire rapidement les nutriments de leur sol, maximisant ainsi la production au cours des premières années, au détriment de la pérennité de la santé du sol. Les engrais permettent à cette approche de paraître relativement inoffensive pour l’avenir, puisque les sols épuisés peuvent toujours être rendus fertiles grâce aux engrais industriels. Après un siècle d’agriculture industrielle, il est clair que ce compromis a été très onéreux, le bilan humain de l’agriculture industrielle étant de plus en plus lourd.
En revanche, le maintien d’un sol sain grâce à une rotation entre le pâturage du bétail et les cultures offrira moins de bénéfices à court terme, mais permettra de préserver la santé du sol à long terme. Un champ lourdement labouré produisant des aliments fiat lourdement subventionnés permettra à l’agriculteur de réaliser un gros bénéfice à court terme, alors qu’une gestion attentive du sol lui permettra d’obtenir un revenu plus durable à l’avenir. Ce n’est pas parce que l’industrialisation permet l’épuisement rapide des sols que les agriculteurs sont obligés de s’y adonner, pas plus que l’accès à des falaises ne devrait obliger les gens à s’en jeter. Comprendre les distorsions provoquées par la monnaie fiat et le concept de préférence temporelle nous aide à comprendre pourquoi ce style d’agriculture est devenu si populaire en dépit de ses effets massivement néfastes sur les humains et leurs sols.
Il est remarquable de constater que, dans le domaine de la nutrition, et sans aucune référence à la politique économique ou monétaire, Price avait identifié le premier tiers du XXe siècle comme étant le point de bascule vers une immense dégradation des sols et d’un déclin de la richesse en nutriments des aliments produits par les fermes. Le grand critique culturel Jacques Barzun, dans son ouvrage précurseur sur l’histoire de l’Occident, From Dawn to Decadence, a précisément identifié 1914 comme l’année où le déclin de la civilisation occidentale a commencé, où l’art a amorcé sa mutation vers des formes modernes moins sophistiquées, et où les cultures politiques et sociales sont passées du libéralisme à la libéralité. Comme Price, Barzun ne mentionne pas le changement des normes monétaires et le lien qu’il pourrait y avoir avec la dégradation qu’il a identifiée.
Dans les travaux de ces deux grands érudits, experts de premier plan dans leurs domaines respectifs, nous trouvons des preuves irréfutables d’une évolution vers un comportement plus orienté vers le présent dans le monde occidental au début du XXe siècle.
Comme pour l’architecture, l’art et la famille, la qualité de l’alimentation de l’Homme fiat ne cesse de décliner. En effet, la « nourriture » fiat, addictive et toxique mais avec un aspect marketing attirant, a remplacé la nourriture saine, nutritive et traditionnelle de ses ancêtres. Le sol d’où jaillit sa civilisation et tout ce qui y vit continue de s’épuiser, et ses nutriments essentiels sont remplacés par des engrais chimiques dérivés du pétrole, commercialisés sous le nom de « terreau » par la société fiat.
L’adoption de Bitcoin et l’appréciation de son cours encouragent des comportements vertueux : associés à une préférence temporelle basse et s’inscrivant dans une vision à long terme. La priorité est de préserver et d’accroitre la richesse du sol, la biodiversité, et la résilience de l’écosystème. L’essor de Bitcoin accompagne les mouvements d’agriculture régénératrice, les circuits courts.
Masterclass sur l’importance vitale de la préservation d’un sol équilibré pour une agriculture florissante. Deux vies de chercheurs consacrées à rendre intelligible la magnifique vie et alchimie du sol.